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Hier soir, se déroulait aux Etats-Unis la cérémonie des Emmy Awards, trophées récompensant les créations télévisuelles.
La série Severance était nommée dans 14 catégories, notamment pour les trophées de Meilleure série dramatique, Meilleur acteur dans une série dramatique pour Adam Scott, Meilleur second rôle féminin dans un drama pour Patricia Arquette, Meilleur second rôle masculin pour John Turturo et Christopher Walken. Elle a remporté deux trophées, pour la musique et le design. Ce chef d’oeuvre, ayant recueilli des critiques dithyrambiques et réalisé de très bonnes audiences, a étonnamment fait assez peu de bruit en France et j’étais d’ailleurs surprise de n’en voir aucune mention dans mes différents réseaux sociaux, pourtant très axés sur le travail.
La série vient mettre en lumière plusieurs thèmes au coeur de nos explorations dans l’écosystème du futur du travail, en particulier des miennes autour de l’identité.
Le personnage principal, Mark, travaille pour l’entreprise Lumon qui propose à ses employés une procédure chirurgicale (à l’aide d’un implant dans le cerveau) appelée « severance ». Cette procédure dissocie les souvenirs personnels des souvenirs professionnels et dès que Mark et ses collègues prennent l’ascenseur, l’identité adéquate s’active, en fonction de s’ils arrivent ou repartent.
Ils sont donc deux personnes à la fois, ceux qu’ils appellent « innies », dont la vie se limite à la vie du bureau, et les « outies », dont la vie se limite à la vie extérieure.
L’action se déroule dans un endroit indéterminé (la série a été tournée dans le New Jersey) à une époque qui apparaît seulement rapidement sur la date d’expiration d’un permis de conduire et qui semble être 2020. Toutefois, la technologie à l’intérieur des bureaux est plutôt celle des années 80-90. Le flou est volontairement entretenu tout au long du scénario.
Comme le décrit bien cet article de Télérama, Severance « prend l’allure d’un The Office croisé avec Black Mirror, questionnant à la fois le sens du travail, l’infantilisation et la manipulation des employés, la solitude de la société contemporaine. Endeuillé, Mark passe ses soirées devant la télévision, certes débarrassé de ses angoisses quotidiennes mais pas des fantômes qui l’empêchent d’être heureux. Et de plus en plus tourmenté après le surgissement d’un ancien collègue en lutte contre l’opération de severance. »
La forme de cette création ambitieuse est superbe, la cinématographie est millimétrée, le graphisme, l’attention aux détails, le design de chaque objet et de chaque scène, l’utilisation de la lumière : tout a été étudié avec minutie, pour bien sûr servir le fond du propos.
Le premier épisode s’ouvre sur une image géométrique, avec une table à l’allure de cercueil, sur laquelle une femme est allongée, à qui une voix masculine encore inconnue pose l’ultime question : « Who are you? » / « Qui êtes-vous ? ».
Nous apprenons rapidement que la femme s’appelle « Helly » et de nombreuses références à l’enfer apparaitront au fil des épisodes (l’enfer se disant « Hell » en anglais). Dès la première scène, nous sommes donc confrontés à une question existentielle dans un cadre infernal post-mortem situé dans le bureau d’une entreprise que nous allons bientôt découvrir. Le ton est donné.
Le lieu de travail devient un espace de torture : les journées recommencent sans qu’ils ne se souviennent être partis. Ils n’ont pas connu la nuit, le sommeil, le repos. Ils reviennent simplement en forme si leur corps a physiquement récupéré chez eux. Ils n’ont pas de contact avec le monde extérieur. Le bénéfice semble être tiré par leurs “outies” qui, eux, ont en revanche l’impression de ne pas avoir travaillé. Huit heures de leurs vies sont passées sans qu’ils ne s’en rendent compte. On apprend rapidement que Mark a décidé de faire cette procédure pour oublier le décès de sa femme, car la douleur est trop pénible. A juste titre, sa soeur lui fait remarquer que cela ne le fera pas guérir et se réparer.
Lumon, qui rappelle paradoxalement lumen, la lumière, est une entreprise pleine de mystères, qui vont être le fil rouge du suspense de cette première saison – qui se termine avec un épisode particulièrement haletant et un cliffhanger qui nous fait espérer la suite avec impatience.
La saison dans son ensemble soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Il est question (précisément !) de deuil, de connexion, de rapport à soi, aux autres, à son environnement, à sa famille, et bien sûr d’identité. On parle de plus en plus de l’équilibre vie personnelle / vie professionnelle, en particulier depuis la pandémie, il s’agit ici d’une division littérale.
Un des thèmes particulièrement forts également est celui de la nature du travail. Quel est le bénéfice pour une entreprise de ne faire travailler que des personnes dissociées de leur identité personnelle ? Qu’est-ce que l’entreprise pourrait cacher qui nous serait tout bonnement insupportable en étant notre personne entière ? J’en reviens inévitablement à ma vision holistique de la vie et du travail : nous ne pouvons pas être compartimentés.
La sensation de vivre dans deux époques différentes d’un point de vue technologique est aussi intéressante. Elle souligne à mon sens le décalage des habitudes entre la vie au travail et la vie personnelle, ainsi que le retard des entreprises sur des façons d’être et de faire sur nos vies plus générales. La série semble dire que c’est parce qu’ils sont déconnectés de leur identité personnelle qu’ils peuvent faire un métier qu’ils ne comprennent pas et qui est potentiellement dangereux. La nature réelle de leur travail commence à les intriguer en même temps que leur dissociation totale commence à se fissurer. Jusqu’alors, sélectionner des chiffres qui génèrent des émotions et les classer dans des dossiers cryptiques ne les perturbaient pas plus que cela.
Est soulevée aussi la question de leurs valeurs, de leur personnalité intrinsèque. S’ils laissent leurs souvenirs à la porte, qu’en est-il ? Qui sont-ils ? Leurs personnalités restent fortes, ils ont des caractères distincts. A quel point ceux-ci sont-ils en résonance avec leurs « outies » ?
Plus largement, qu’est-ce que tout cela dit de nous ? De ceux qui travaillent dans des entreprises opaques ? Sont-ils mauvais ? Sont-ils dissociés ? En quoi croient-ils ? Au récit de l’argent ? Que trouvent-ils en entreprise ? Et quand ils sont à l’extérieur, valident-ils le comportement de leurs « innies » ? Ils ne savent pas plus qui ils sont à l’intérieur. Peut-on accepter d’avoir un type de comportement avec sa famille et ses amis et un autre avec les personnes avec qui on travaille ?
Et que peut-on accepter au nom du travail ?
Plusieurs récurrences de détails bleus et rouges ne sont pas sans rappeler les pilules de Matrix. Pour rappel : « La « pilule rouge » et la « pilule bleue » sont des concepts [qui] font référence à un choix entre la volonté d’apprendre une vérité potentiellement dérangeante ou qui peut changer la vie, en prenant la pilule rouge, et celle de rester dans une ignorance satisfaisante, en prenant la pilule bleue. » (Source)
Cet article du New York Times va dans le sens des grands questionnement du rapport au travail, en soulignant que, « après tout, des mois de discussions sur Slack et de réunions Zoom ont rendu floues les frontières entre le travail et la maison, mais ne les ont pas découpées au scalpel. Mais le timing de cette histoire est parfait, car elle arrive à un moment où, avec le stress et les disruptions de la pandémie, les travailleurs ont été confrontés à ce qu’on leur demande de donner en contrepartie d’un salaire. Peut-être qu’il s’agit ici de la première grande série de la Grande Démission. »
Comme je le disais plus haut, la série ouvre de larges questions existentielles, sur qui nous sommes, et sur notre rapport au travail. Sous ses aspects angoissants et dystopiques, elle nous donne surtout envie de nous plonger au coeur de notre humanité, au coeur de nos convictions les plus profondes, et nous pousse à réfléchir à ce qui nous connecte les uns aux autres, et au nom de quoi.
Dan Erickson, créateur de la série, ne dit pas autre chose en conclusion de cette vidéo : « J’ai toujours dit que l’arme secrète de cette série est la bonté, la vraie gentillesse, et qu’on a l’impression d’être dans une histoire dystopique sombre et parfois cynique mais ce n’est pas le cas. Je pense que c’est fondamentalement l’histoire de ces gens qui réussissent à éveiller l’humanité les uns chez les autres, chez tous.»
La suite bientôt ! (A priori au deuxième trimestre 2023 !)
(Si vous regardez la Saison 1, je vous invite à lire cette description dans IndieWire de la scène de danse de l’épisode 7 particulièrement forte.)
Découvrez le trailer de la saison 1 :